Lettre ouverte à Jean-Michel Blanquer


Toulouse le 7 février 2019

Les enseignant-e-s de la cité scolaire Rive Gauche Le Mirail à Toulouse

réuni-e-s pour la Nuit des lycées

A Monsieur Jean-Michel Blanquer, Ministre de l’Education

s/c de Madame Bisagni-Faure, Rectrice de l’académie de Toulouse

s/c de madame Laporte, DASEN

s/c de madame Decaestecker, Proviseure de la cité scolaire

Objet : Notre lycée rêvé pendant la nuit des lycées…

Monsieur le Ministre,

Nous, enseignant-e-s de chinois, d’économie-gestion, d’histoire-géographie, de lettres, de mathématiques, de philosophie, professeures documentalistes…. sommes resté-e-s au lycée ce jour après les cours pour participer à la « Nuit des lycées » comme bien d’autres équipes l’ont fait à Toulouse et au-delà. Nous avons partagé un repas simple et mis en commun quelques idées dont nous tenons à vous faire part sous forme de lettre ouverte, puisque l’éducation est un « bien commun » qui concerne l’ensemble de la société. Vous en conviendrez sans doute.

Nous avons d’abord fait quelques constats amers : notre sommeil est souvent perturbé car depuis plusieurs années déjà, de réformes en réformes, nos conditions de travail n’ont cessé de se dégrader : effectifs de classes déjà bien lourds, multiplication de tâches chronophages autres que pédagogiques, flot de mails sous lesquels on se noie, collègues en burn out, invasion massive du numérique (c’est un marché!), injonctions paradoxales de l’institution (« enseigner l’esprit critique » mais aussi « agir en bon fonctionnaire de l’État » – ce n’est qu’un exemple).

Et les élèves dans tout ça ?

Et voilà que vos réformes nous tombent dessus. Elles sont un cauchemar ! Suppression massive de postes, augmentation prévisible des contrats précaires, flexibles et exploitables à volonté, rigidité des programmes et mise sous contrôle des contenus, effectifs de classe à 35 ou 36, explosion du groupe classe au sein duquel se joue pourtant l’apprentissage d’une certaine « communauté de vie », évaluation permanente et stress de l’orientation qui devient le but principal et ultime de toutes nos missions : évaluer, orienter, sélectionner, trier, exclure… est-ce vraiment cela notre métier Monsieur le Ministre ?

Et les élèves dans tout ça ?

Vous leur vendez l’illusion du choix qui peut être bon… ou mauvais, de la réussite individuelle dans « l’école du mérite », qui devient par là même l’école du « chacun pour soi et du seul contre tous », de l’orientation sans faille grâce à Parcoursup… Ils ne sont pas dupes. Leurs inquiétudes sont réelles. L’angoisse de ne pas y arriver, de faire le mauvais choix, de ne pas être dans « les premiers de cordées », de ne pas « réussir », de ne pas être admis là où leurs rêves les portent… Certain-e-s le savent et le disent : « je n’ai pas d’avenir ». Et pourtant à leur âge, on a coutume de dire que la vie est devant eux et que tous les rêves leur sont permis.

Vous êtes un briseur de rêves !

Ce soir, nous avons beaucoup parlé. Nous en avions tellement besoin ! Nous n’avons plus le temps d’échanger entre nous, de travailler vraiment en équipe, d’écouter le collègue qui ne va pas bien, de donner à chacun de nos élèves l’attention dont il a besoin. Nous nous croisons sans nous arrêter , nous courons, nous gérons des projets, nous remplissons des formulaires, nous lisons nos mails, nous tâchons d’y répondre, nous nous disons souvent que nous sommes fatigué-e-s et pourtant nous continuons. La perte de sens est toute proche… Peut-être même qu’elle est déjà là et vos réformes en sont la consécration.

Alors ce soir, nous avons pris le temps de parler, de rire et de rêver d’une autre école, tellement différente de celle que vous nous imposez.

Parce qu’il ne peut y avoir d’émancipation sans utopie, nous avons rêvé d’un lycée dans lequel on choisirait et déciderait :

– de prendre le temps dont nous avons besoin pour travailler sereinement avec nos élèves et nos collègues

– de constituer des classes à effectifs réduits pour suivre correctement chaque élève dans des établissements à taille humaine

– d’user de notre liberté pédagogique pour enseigner des programmes adaptés et réalisables sans le stress permanent de « l’évaluation sanction »

– d’inclure tous les élèves, même ceux pour qui les apprentissages sont parfois compliqués

– de travailler en équipe, y compris avec nos collègues précaires (contractuels, AED..), les personnels administratifs et les agents qui prennent soin des locaux chaque jour.

Nous avons rêvé d’un lycée polytechnique, lieu d’apprentissage d’une réelle démocratie, dans lequel la coopération remplacerait la compétition élitiste dont vous êtes le chantre.

Notre lycée est une Zone à Défendre, comme tous les autres lycées mobilisés actuellement contre vos réformes qui laminent le système éducatif public et vont faire la part belle au secteur privé.

Le service public d’Éducation nationale est une Zone à Défendre. Nous y sommes attaché-e-s parce que c’est la seule garantie, même mise à mal par vous et vos prédécesseurs, pour que chaque enfant de ce pays, quelle que soit son origine sociale, puisse faire valoir son droit à l’éducation. Car l’éducation est avant tout un droit, pas une simple « chance » et encore moins un coût !

Veuillez croire, Monsieur le ministre, à notre attachement à un service public d’éducation véritablement émancipateur. Et ne doutez surtout pas de notre profond rejet pour votre contre-réforme violente et inégalitaire qui, par sa présentation mensongère, leurre les élèves et leur familles et pressure encore davantage les personnels d’éducation.

Les enseignant-e-s de la cité scolaire Rive Gauche Le Mirail réuni-e-s pour la Nuit des lycées le 7 février 2019